La protection du professionnel de la santé, chargé d’un service public, en procédure disciplinaire ordinale

Par Steven Calot

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« Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. » C’est la première phrase du « Serment d’Hippocrate », dans sa version modifiée par le Conseil national de l’ordre des médecins, qui traduit l’engagement pris par le jeune médecin lors de son entrée dans la profession.

L’engagement est symbolique, car ce texte n’a aucune valeur juridique, à la différence du Code de déontologie médicale qui s’impose à tous les médecins inscrits au tableau du conseil départemental de l’ordre (ce qui ne concerne donc pas tous les médecins puisque certains médecins fonctionnaires de l’État, comme les médecins de l’Agence régionale de santé par exemple, bénéficient d’une dispense d’inscription au tableau … ce qui explique comment un médecin radié du tableau par décision disciplinaire peut continuer à exercer une activité avec le titre de médecin en intégrant cette institution : CSP, art. L.4111-1, L.4112-6).

La procédure disciplinaire ordinale

Le respect du Code de déontologie médicale, dont les dispositions sont intégrées dans les articles R.4127-1 à R.4127-112 du Code de la santé publique, constitue une obligation pour le médecin.

Parmi les procédures qui peuvent être initiées à son encontre s’il l’enfreint, la plus spécifique à la déontologie médicale est la procédure disciplinaire ordinale organisée au sein des conseils de l’ordre, qui peut conduire le praticien à être jugé par la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins, puis la chambre disciplinaire nationale, en appel.

Les pouvoirs des chambres disciplinaires sont importants puisque la peine maximale qui peut être prononcée est la radiation du tableau qui prive, en principe, le médecin de son droit d’exercer en France (sauf dans l’une des rares hypothèses qui lui permet d’exercer sans être inscrit au tableau).

Ce contentieux prend de plus en plus d’importance et est d’autant plus simple à initier que toute personne « intéressée » peut en principe déposer une plainte et engager cette procédure.

À la différence des libéraux, les praticiens hospitaliers, et plus généralement, les médecins « chargés d’un service public » ont la chance de pouvoir échapper en partie à cette procédure car l’article L.4124-2 du Code de la santé publique fixe une liste limitative des autorités qui peuvent déposer une plainte disciplinaire à leur encontre.

Aux termes de ces dispositions :

« Les médecins, les chirurgiens-dentistes ou les sages-femmes chargés d’un service public et inscrits au tableau de l’ordre ne peuvent être traduits devant la chambre disciplinaire de première instance, à l’occasion des actes de leur fonction publique, que par le ministre chargé de la santé, le représentant de l’État dans le département, le directeur général de l’agence régionale de santé, le procureur de la République, le conseil national ou le conseil départemental au tableau duquel le praticien est inscrit.»

D’autres dispositions du Code de la santé publique rendent ces dispositions applicables à d’autres professions (l’article L.4312-5 pour les infirmiers, L.4322-12 pour les pédicures podologues ou encore l’article L.4321-19 pour les masseurs kinésithérapeutes) qui, chacune, dispose de son propre code de déontologie et chambres disciplinaires.

Une protection de même nature bénéficie également aux praticiens « chargés d’une mission de contrôle par la loi ou le règlement » (article L4124-2, alinéa 2).

Pour bénéficier de cette protection, le praticien doit « être chargé d’un service public » (1) et les faits qui lui sont reprochés doivent avoir été accomplis à l’occasion de cette mission de service public (2).

Aussi, il ne s’agit pas véritablement d’une immunité juridictionnelle car les autorités compétentes peuvent s’approprier la plainte ou voir leur décision de refus être contrôlée par le juge administratif (3). Cette procédure particulière prive le praticien protégé de la procédure de conciliation prévue par l’article L4123-2 du Code de la santé publique (4). Les tentatives pour contester la conformité à la Constitution de l’article L4124-2 du code de la santé publique ont échoué devant le Conseil d’État (5).

1. Une protection réservée aux professionnels de la santé « chargés d’un service public »

En l’état du droit, seuls les professionnels de la santé suivants sont concernés : médecins, chirurgiens-dentistes, sage-femmes, infirmiers, masseurs kinésithérapeutes et pédicures podologues.

Parmi eux, la protection s’applique :

  • aux agents publics,
  • à ceux qui n’ont pas la qualité d’agents publics « mais qui doivent être regardés, pour certains de leurs actes, comme chargés d'un service public en raison de l'intérêt général qui s'attache à leur mission et des prérogatives qui lui sont associées » (CE, 2 oct., 2017 n°409543)

Sont ainsi considérés comme chargés d’un service public :

  • l’expert judiciaire (CDNOM [chambre disciplinaire nationale l’ordre des médecins], 28 juin 2007, n°9614 ; CE, 18 mars 2015, n° 373158) ;
  • un expert nommé pour pratiquer une expertise au titre d’une disposition du Code des pensions civiles et militaires de retraite (CE, 29 déc.1007, n°133793) ou au titre de l’article L.141-1 du Code de la sécurité sociale (CE, 10 juill.2017, n° 396452) ;
  • le praticien hospitalier (CDNOM, 20 nov. 2002 n°8235) ;
  • le médecin territorial (CDNOM, 2 sept. 2002 n°8168) ;
  • le médecin ayant passé des contrats avec des centres hospitaliers aux termes duquel il exercerait en qualité de médecin du travail pour ces établissements (CDNOM, 7 mars 2002 n°7858),
  • le médecin d’un service départemental d’incendie et de secours dans le cadre d’une intervention d’urgence requise par ce service (CE, 31 mars 2014, n° 362135) ;
  • le médecin de garde, dans le cadre de la permanence des soins, lorsqu’il rédige un certificat médical de décès à la demande du médecin régulateur (CDNOM, 21 janv. 2016 n°12466) ;
  • le médecin, directeur d’un centre régional de lutte contre le cancer (qui est pourtant une structure de droit privé) au motif que ces centres sont non seulement chargés d’une mission de service public mais aussi placés sous la tutelle du ministre de la Santé (CE, 5 nov. 1982 n° 12135 ; CE, 30 déc.2002, n° 207957),
  • les médecins, membres d’une association créée avec le soutien de l’Agence régionale de santé en vue de pallier les carences locales en service d’urgence (CDNOM, 26 juin 2018, n°13285),
  • les membres du conseil de l’ordre, dans l’exercice de leurs fonctions ordinales (CDNOM, 10 déc. 2015, n° 12367).

En revanche, ne sont pas considérés comme étant chargés d’un service public :

  • le médecin personnel du Président de la République (CE, 29 déc. 2000, n° 211240) ;
  • le médecin du travail (CE 10 févr. 2016 n° 384299), même si l’entreprise au sein de laquelle il exerce sa mission serait chargée d’une mission de service public (CE, 6 juin 2018, n°405453) ;,
  • le médecin salarié d’une clinique privée, même si cette clinique participe au service public hospitalier (CE, 17 déc. 2003 n° 241075).

La Rapporteure publique Sophie-Justine Liebert observait, dans ses conclusions sous un arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 2 octobre 2017 (n°409543) que les critères utilisés par le Conseil d’État pour déterminer si le médecin est « chargé d’un service public » sont :

  • la nature publique du lieu d’exercice ;
  • si le lieu d’exercice est privé, l’existence d’éventuelles prérogatives de service public lorsqu’il s’agit d’une structure privée (application des critères d’identification d’un service public exercé par une personne privée dégagés par l’arrêt APREI : CE sect., 22 févr. 2007, Association du personnel relevant des établissements pour inadaptés n° 264541 ; CE 10 févr. 2016 n° 384299) ;
  • la nature de l’acte à l’occasion duquel le manquement s’est produit, et notamment de la mission en vertu de laquelle l’acte a été accompli.

Ce dernier critère peut se confondre avec la seconde condition qui doit être satisfaite pour bénéficier de la protection : les faits litigieux doivent être liés à l’exercice de la mission de service public.

2 . Une protection qui ne s’applique qu’aux faits qui sont liés à l’exercice de la « fonction publique »

Cette notion subtile d’ « actes de leur fonction publique » employée par l’article L.4124-2 du Code de la santé publique implique de la part du juge administratif une appréciation de chaque acte.

La question qu’il se pose est celle de savoir si le ou les actes objets de la plainte se rattachent à la fonction publique du praticien poursuivi ou s’en détachent, hypothèse dans laquelle la protection ne s’applique pas.

Ont été considérés comme ayant agi à l’occasion de leur fonction publique :

- l’expert psychiatre nommé dans une procédure de divorce et dont le rapport est contesté par un confrère (CDNOM, 28 juin 2007, n°9614) ;

- le praticien hospitalier, poursuivi pour manquement à son obligation de sécurité et de prudence en laissant s’écouler 4 jours entre l’opération d’une patiente par un autre praticien et son transfert dans un autre établissement de santé (CDNOM, 20 nov., 2002 n°8235) ;

- le praticien hospitalier mettant en cause un confrère dans un courrier adressé à une commission médicale dans lequel il dénonce le fonctionnement de certains services (CDNOM, 27 nov., 1986 n°3491) ;

- le praticien hospitalier auquel un patient reproche un manquement à l’occasion d’une consultation préopératoire, réalisée dans le cadre de son activité libérale, avant de procéder à l’intervention chirurgicale qui, elle, se déroulait à l’hôpital public (CE, 23 déc. 2016 n° 392230).

À l’inverse, le praticien n’a pas agi dans l’exercice de sa fonction publique :

- lorsqu’il a été désigné légataire universel par une de ses patientes, bien qu’il l’ait traitée au centre hospitalier, dans la mesure où il a entretenu par la suite une correspondance avec cette dernière à l’occasion de laquelle il lui fournissait des indications thérapeutiques (CDNOM, 22 nov.2005 n°8816) ;

- lorsqu’il rédige une attestation judiciaire constitutive d’une immixtion grave dans les affaires de famille (en l’espèce, un psychiatre qui fait des constatations à l’occasion de repas de famille qu’il relate dans son rapport) (CE, 18 févr. 2005, n°259732, confirmation de la décision de la CDNOM 14 mai 2003 n° 8429) ;

- lorsqu’il procède à une expertise à la demande exclusive d’une partie souhaitant placer un parent sous le régime de la tutelle, bien qu’il soit sur la liste des experts tenue par le Procureur de la République conformément à l’article 493-1 du code civil (CDNOM 6 nov.2002 n°8200),

- lorsque, bien qu’exerçant dans un hôpital public, il a réalisé des actes au bénéfice de sa clientèle privée (CE 20 mai 1981 n° 24539 ; CE 20 mai 1981 n° 24539 ; CE 18 févr. 2005 n° 259732 ; CE 31 mars 2014, n° 358820),

- lorsque le médecin impose des relations sexuelles à sa patiente en état de faiblesse, de tels actes étant, par leur nature, insusceptibles d’être rattachés à la fonction publique (CDNOM, 9 janv. 2013 n°11307).

Si l’on synthétise ces jurisprudences, on constate que la protection de l’article L.4124-2 du Code de la santé publique ne s’appliquera qu’à la condition que les faits :

  • soient commis à l’occasion de l’exercice de la fonction publique,
  • ne soient pas, du fait de leur nature, étrangers à la fonction publique (on pense ici aux infraction pénales volontaires qui ne peuvent pas être rattachées à l’exercice normal de la fonction)

3. Des poursuites réservées aux seules autorités compétentes, sous le contrôle du juge administratif

Les autorités compétentes sont :

  • le ministre chargé de la santé ;
  • le représentant de l’Etat dans le département (préfet) ;
  • le directeur général de l’agence régionale de santé ;
  • le procureur de la République ;
  • le conseil national de l’ordre ;
  • le conseil départemental au tableau duquel le praticien est inscrit.

Ces autorités peuvent saisir la chambre disciplinaire d’une plainte contre le professionnel de santé :

  • soit de leur propre initiative ;
  • soit sur appropriation d’une plainte reçue d’une personne qui n’est pas recevable pour saisir la chambre disciplinaire.

En effet, une personne qui n’est pas redevable pour déposer une plainte disciplinaire ordinale peut néanmoins saisir une ou plusieurs des autorités compétentes pour lui demander de déposer une plainte contre un professionnel de la santé chargé d’un service public pour des faits commis à l’occasion de l’exercice de cette mission.

Si l’autorité administrative transmet la plainte d’une personne qui n’a pas qualité pour la déposer seule, et qu’elle s’y associe, la plainte du tiers sera jugée irrecevable mais l’association à cette plainte par l’autorité administrative sera appréciée comme une plainte autonome et sera quant à elle recevable. (CE, 4 déc. 2013 n° 356479 ; CE 31 mars 2014 n° 358820).

Si l’autorité administrative refuse de saisir la chambre disciplinaire, sa décision peut faire l’objet d’un recours en excès de pouvoir devant la juridiction administrative. Ce principe a encore été rappelé récemment par le Conseil d’Etat :

« si les personnes et autorités mentionnées à cet article ont seules le pouvoir de traduire un médecin chargé d'un service public devant la juridiction disciplinaire à raison d'actes commis dans l'exercice de cette fonction publique, les décisions par lesquelles un conseil départemental de l'ordre des médecins qui exerce, en la matière, une compétence propre, ou de toute autre autorité mentionnée par cet article, décide de ne pas déférer un médecin devant la juridiction disciplinaire peuvent faire directement l'objet d'un recours pour excès de pouvoir devant la juridiction administrative. »

(CE, 28 sept.2022 n° 465394)

Précisons que la décision de refus du conseil départemental peut être contestée directement devant le tribunal administratif sans avoir à être précédée d’un recours administratif préalable devant le conseil national (CE, 6 nov. 2019, n°414356).

La décision de refus n’est pas soumise à l’obligation de motivation qui pèse sur certaines décisions administratives, et n’a pas à être précédée de l’audition du plaignant (CE 25 juillet 2007 n°285961).

L’autorité administrative dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour apprécier l’opportunité des poursuites.

Cela signifie que les modalités suivant lesquelles elle peut ou non faire droit à une demande de poursuites ne sont pas définies par les textes, ce qui lui confère un large pouvoir d’appréciation.

Par conséquent, le juge administratif limitera son contrôle à l’erreur manifeste d’appréciation (CAA MARSEILLE 12 octobre 2018 n°17MA00173).

Cela signifie qu’il contrôlera :

  • la compétence de l’auteur de l’acte,
  • les règles de forme et de procédure,
  • l’exactitude des faits,
  • la bonne application de la règle de droit,
  • l’absence de détournement de pouvoir.

Par un arrêt rendu le 25 juillet 2007 au sujet des pharmaciens, le Conseil d’Etat a précisé les modalités de son contrôle sur les décisions portant refus de poursuites disciplinaires (CE 25 juillet 2007 n°285961).

Il considère que l’autorité administrative dispose « d’un large pouvoir d’appréciation » dans l’exercice duquel elle « peut » notamment tenir compte :

  • « de la gravité des faits allégués »,
  • « du sérieux des éléments de preuve recueillis »,
  • « l’opportunité d’engager des poursuites compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire ».

C’est la solution qui est appliquée par les juridictions de première instance et d’appel aux décisions par lesquelles les autorités administratives refusent de poursuivre un professionnel de la santé chargé d’un service public, du fait des actes de sa fonction publique.

Récemment, la Cour administrative d’appel de Douai a considéré que :

« Lorsque le médecin poursuivi exerce une mission de service public, comme en l’espèce dans le cadre du service public de la permanence des soins et de l’aide médicale urgente, et que le Conseil national de l’ordre des médecins est saisi d’une plainte d’une personne qui ne dispose pas du droit de traduire elle-même un médecin en chambre de discipline, il lui appartient de décider des suites à donner à la plainte. Il dispose, à cet effet, d’un large pouvoir d’appréciation et peut tenir compte notamment de la gravité des manquements allégués, du sérieux des éléments de preuve recueillis, ainsi que de l’opportunité d’engager des poursuites compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire. (…)

Dès lors, et malgré la relaxe prononcée à son encontre, le sérieux des éléments de preuve recueillis et la gravité des manquements reprochés suffisaient à considérer que ce médecin était susceptible de se voir reprocher des manquements disciplinaires devant la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins. »

(CAA de Douai 22 mars 2022 n°21DA01737)

On relève un certain paradoxe dans la motivation. La juridiction expose que l’autorité administrative « peut » prendre en considération le sérieux des faits et la gravité des manquements. S’agissant d’une possibilité (et non d’une obligation), on interprète raisonnablement que l’autorité administrative peut ne pas tenir compte de ces éléments. S’il avait eu l’intention d’en faire une obligation, le juge aurait dû écrire « doit tenir compte », ce qu’il n’a pas fait.

On s’étonne donc qu’il ait pu, implicitement, reprocher à l’autorité administrative de ne pas avoir tenu compte du sérieux des faits et de la gravité des manquements, alors qu’elle n’avait pas l’obligation de retenir ces critères.

Sous cette réserve, on voit que la Cour administrative d’appel de Douai applique scrupuleusement la jurisprudence du Conseil d’État ce qui la conduit à annuler la décision par laquelle le conseil national a refusé d’engager les poursuites, ce qui est suffisamment rare pour être souligné, d’autant plus que le Conseil d’État a rejeté le pourvoi dont il a été saisi, en phase de filtre. (CE 25 novembre 2022 n° 464185)

Il était question d’un médecin régulateur auquel il est reproché de ne pas avoir pris au sérieux les douleurs thoraciques d’un jeune homme de 23 ans, décédé des suites d’une prise en charge tardive d’un infarctus du myocarde. Le médecin ayant été relaxé en première instance au pénal, la famille avait en vain saisi les autorités ordinales départementale et nationale qui avaient refusé de saisir la chambre disciplinaire.

A l’occasion de cette même affaire, la Cour administrative d’appel précise que le juge administratif a le pouvoir d’ordonner à l’autorité administrative de saisir la chambre disciplinaire :

« Enfin, eu égard au motif d’annulation (…), c’est également à bon droit et sans méconnaître son office que le tribunal a considéré que sa décision impliquait nécessairement que le Conseil national de l’ordre des médecins traduise le docteur D… devant la chambre disciplinaire de première instance de l’ordre des médecins, dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement. »

Encore une fois, il s’agit d’une décision tout à fait exceptionnelle, les décisions juridictionnelles de rejet étant beaucoup plus nombreuses (pour un exemple récent, voir CAA Nantes, 17 déc. 2021, n° 21NT00031)

5. Les praticiens chargés d’un service public privés de conciliation ?

La plainte « classique » contre un professionnel de la santé ne peut pas, en principe, être adressée directement à la chambre disciplinaire. Elle doit dans un premier temps être adressée au Président du conseil départemental de l’Ordre au tableau duquel ce professionnel est inscrit.

C’est la phase administrative de la procédure.

Dès réception de la plainte, une conciliation doit être organisée (article L4123-2 CSP).

Or, cette phase de conciliation préalable, qui est obligatoire sous peine d’affecter la recevabilité de la plainte si elle est transmise à la chambre disciplinaire, ne s’applique pas :

  • lorsque la plainte émane « d’une ou plusieurs instances de l’ordre » (CE 23 décembre 2011 n°344762 ; CE 27 avril 2012 n°348259 ; CDNOM 3 juillet 2018 n° 13492),
  • lorsque la plainte concerne un praticien chargé d’un service public, pour des faits commis à l’occasion de sa fonction publique (CDNOM 7 avril 2014 n°11787 ; CE 6 novembre 2019 n°414356).

Cette solution ne résulte d’aucun texte mais de la jurisprudence.

Aussi regrettable soit-elle en ce qu’elle prive les parties de la possibilité de s’expliquer avant d’engager le contentieux, elle est pertinente juridiquement.

D’une part, si la plainte émane de l’une des autorités compétentes, elle est directement adressée à la chambre disciplinaire sans passer par le conseil départemental. L’article L.2124-2 du Code de la santé publique prévoit en effet que les praticiens chargé d’un service public sont « traduits devant la chambre disciplinaire de première instance » directement par ces autorités ; sous-entendu, sans passer par la phase administrative.

D’autre part, si la plainte est déposée au conseil départemental par une personne qui n’est pas visée par l’article L.4124-2 du Code de la santé publique, alors qu’elle relève dudit article, elle est irrecevable.

Elle n’a donc pas à faire l’objet d’une conciliation.

En pratique, certains conseils de l’ordre, malgré l’irrecevabilité de la saisine, organisent une conciliation pour offrir l’opportunité aux parties de s’entendre. Mais il s’agit d’une pratique qui n’est en aucun cas prévue par les textes, et qui ne pourraient donc ni être exigée, ni être sanctionnée.

5. Une protection conforme à la Constitution

Ceux qui ne bénéficient pas de cette protection et ceux qui se prétendent victimes des agissements de celui qui en bénéficie pourraient être tentés de crier à l’injustice et de se plaindre d’une atteinte au principe d’égalité ou encore au droit d’exercer un recours effectif devant un juridiction.

Le juge administratif s’est prononcé sur ces questions et a validé la protection.

Le Conseil d’État (CE, 2 oct. 2017, n° 409543) a en effet eu l’occasion de refuser de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité considérant notamment que :

  • le droit au recours effectif protégé par l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789 est préservé dès lors que toute personne qui serait victime des agissements d’un praticien protégé par les dispositions litigieuses pourrait toujours saisir les juridictions civiles et pénales ;
  • ce mécanisme ne porte pas non plus atteinte à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui reconnait à la société " le droit de demander des comptes à tout agent public de son administration " puisque toute personne peut saisir les autorités compétentes pour les inviter à demander des comptes au bénéficiaire de la protection,
  • les principes d’égalité devant la loi et d’égalité devant la justice, protégés par les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 sont également respectés dès lors qu’ils n’impliquent pas de traiter de la même manière les professionnels de la santé chargés d’un service public et ceux qui ne le sont pas, dès lors qu’ils sont placés dans une situation différente. Cette différence de traitement vise « un objectif d'intérêt général de garantir l'indépendance de ces médecins, chirurgiens-dentistes ou sages-femmes dans l'accomplissement de ces missions de service public » ;
  • la protection ne porte pas non plus atteinte à l’objectif constitutionnel de bonne administration de la justice.

Le Conseil d’État confirme ainsi sa position, ayant déjà eu à se prononcer en ce sens au sujet de la protection des professionnels de la santé chargés d’une mission d’expertise. (CE 13 janvier 2014 n° 372804)

En l’état de la jurisprudence, dont il serait surprenant qu’elle évolue dans un avenir proche, cette protection est donc insusceptible d’être remise en question à moins que le législateur ne s’en saisisse, ce qui n’est pas d’actualité.5 . 5