Professions médicales : quel droit à la publicité ?

Par Jean-Charles Savignac

Publié le

L’intégration européenne produit quotidiennement ses effets : dans le prolongement des traités, mais aussi de la jurisprudence européenne, deux arrêts du Conseil d’État du 6 novembre 2019 (nos 416948 et 420225) ouvrent la perspective de redonner davantage de liberté aux professions médicales dans l’utilisation de procédés publicitaires jusque-là strictement prohibés.

Depuis le début de la décennie, avec l’évolution de la société et des techniques de communication, le débat qui vient d’être tranché avait pris de l’importance, mais dans un champ souvent délimité par des sujets voisins comme le développement de nombreuses offres de prestations médicales en ligne, moyennant rétribution, via des plateformes du secteur marchand.

Des dispositions réglementaires strictes, mais contestées

Figurant dans le Code de déontologie médicale applicable aux médecins, une disposition de référence (abrogée par le décret no 2004-802 du 29 juillet 2004) a été incluse dans le Code de la santé publique, à l’article R. 4127-19 : « La médecine ne doit pas être pratiquée comme un commerce. Sont interdits tous procédés directs ou indirects de publicité et notamment tout aménagement ou signalisation donnant aux locaux une apparence commerciale. »

Pour s’en tenir à cette profession, des publications du Conseil national de leur ordre rappelaient que les médecins exercent dans une société de l’information et de la communication ; il ne serait donc pas pertinent de leur interdire toute forme de communication au prétexte que celle-ci pourrait être taxée de publicitaire. « Au bénéfice des usagers et des patients, comme au regard des règles de confraternité, les informations relatives à une pratique médicale, un médecin, une équipe de soins, un établissement ne doivent pas être considérées comme publicitaires dès lors que ces informations, destinées à l’information du public, reposent en parfaite loyauté sur des critères objectifs et vérifiables ».

Le Code de la santé publique est aussi très strict et plus explicite à l’égard de la profession dentaire : son article R. 4127-215 dispose que : « […] Sont notamment interdits : 1° l'exercice de la profession dans un local auquel l'aménagement ou la signalisation donne une apparence commerciale ; 2° toute installation dans un ensemble immobilier à caractère exclusivement commercial ; 3° tous procédés directs ou indirects de publicité ; 4° les manifestations spectaculaires touchant à l'art dentaire et n'ayant pas exclusivement un but scientifique ou éducatif ».

L'article R. 4127-225 dispose en outre que « […] Sont également interdites toute publicité, toute réclame personnelle ou intéressant un tiers ou une firme quelconque. Tout chirurgien-dentiste se servant d'un pseudonyme pour des activités se rattachant à sa profession est tenu d'en faire la déclaration au conseil départemental de l'ordre ».

L’arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne du 4 mai 2017

Une évolution essentielle est intervenue sur le plan européen où la même question s’est posée dans plusieurs États membres. Ces questionnements ont donné lieu à un arrêt de principe de la Cour de justice rendu le 4 mai 2017 sur renvoi préjudiciel d'une juridiction belge (aff. C-339/15).

Un dentiste établi en Belgique avait fait de la publicité pour des prestations de soins dentaires. Entre 2003 et 2014, il avait installé un panneau comportant trois faces imprimées, indiquant son nom, sa qualité de dentiste, l’adresse de son site Internet ainsi que le numéro d’appel de son cabinet. En outre, il avait créé un site Internet informant les patients des différents types de traitement proposés au sein de son cabinet et inséré des annonces publicitaires dans des journaux locaux.

À la suite d’une plainte émanant d’une association professionnelle de dentistes, des poursuites pénales avaient été engagées à son encontre, car le droit belge interdit de manière absolue toute publicité relative à des prestations de soins buccaux et dentaires et impose des exigences de discrétion auxquelles doit répondre l’enseigne du cabinet d’un dentiste destinée au public.

Dans l’arrêt précité, la Cour conclut que la directive sur le commerce électronique s’oppose à une législation qui, telle la législation belge, interdit toute forme de communication commerciale par voie électronique visant à promouvoir des soins buccaux et dentaires, y compris au moyen d’un site Internet créé par un dentiste. Si le contenu et la forme des communications commerciales peuvent valablement être encadrés par des règles professionnelles, de telles règles ne peuvent comporter une interdiction générale et absolue de toute forme de publicité en ligne destinée à promouvoir l’activité d’un dentiste.

La Cour indique qu’une interdiction de la publicité pour une certaine activité est de nature à restreindre la possibilité, pour les personnes exerçant cette activité, de se faire connaître auprès de leur clientèle potentielle et de promouvoir les services qu’elles se proposent d’offrir. Une telle interdiction constitue donc une restriction à la libre prestation de services.

Admettant tout de même que les objectifs de la législation comme la protection et la dignité de la profession de dentiste sont des raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier une restriction à la libre prestation de services, la Cour de justice décide qu’une interdiction générale et absolue de toute publicité dépassait ce qui était nécessaire pour réaliser les objectifs poursuivis.

Ces derniers pourraient être atteints au moyen de mesures moins restrictives encadrant, le cas échéant de manière étroite, les formes et les modalités que peuvent valablement revêtir les outils de communication utilisés par les dentistes. Il appartient à la juridiction nationale de résoudre l'affaire conformément à la décision de la Cour de justice qui a aussi précisé que cette décision liait, de la même manière, les autres juridictions nationales qui seraient saisies d’un problème similaire.

Deux arrêts du Conseil d'État de novembre 2019

Saisi par un médecin (CE, 6 nov. 2019, no 416948) puis par un chirurgien-dentiste (CE, 6 nov. 2019, no 420225) pour excès de pouvoir de décisions implicites par lesquelles la ministre des Solidarités et de la Santé avait rejeté leur demande d'abrogation des dispositions restrictives du Code de la santé publique, le Conseil d’État, dans les deux arrêts précités du 6 novembre 2019, se conforme aux arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne.

Pour les médecins, il décide que, s'il incombe au pouvoir réglementaire de définir les conditions d'une utilisation, par les médecins, de procédés de publicité compatible avec les exigences de protection de la santé publique, de dignité de la profession médicale, de confraternité entre praticiens et de confiance des malades envers les médecins, il résulte de l'article 56 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), interprété par la Cour de justice de l'Union européenne, notamment dans son arrêt du 4 mai 2017 dans l'affaire C-339/15, qu'il s'oppose à des dispositions réglementaires qui interdisent de manière générale et absolue toute publicité, telles que celles qui figurent au second alinéa de l'article R. 4127-19 du Code de la santé publique.

Sur les mêmes fondements, pour les chirurgiens-dentistes, le Conseil d’État annule la décision implicite de la ministre des Solidarités et de la Santé refusant d'abroger le 5e alinéa de l'article R. 4127-215 du Code de la santé publique et la seconde phrase du 1er alinéa de l'article R. 4127-225 du même code.

Les conséquences attendues

La rédaction des dispositions réglementaires du Code de la santé publique va donc devoir évoluer pour tirer les conséquences de ces arrêts. Ce qui ne constitue pas vraiment une surprise, car l’Autorité de la concurrence avait déjà insisté au début de l’année 2019 sur la nécessité de modifier, à brève échéance, les dispositions relatives à la publicité affectées par l’évolution de la jurisprudence de la CJUE afin, d’une part, d’assurer la conformité des dispositions réglementaires concernées avec le droit européen et, d’autre part, de garantir la pleine efficacité des principes déontologiques qui s’imposent aux médecins, dont notamment l’interdiction d’exercer la profession comme un commerce, l’indépendance, la dignité et la confraternité (voir décision no 19-D-01 du 15 janv. 2019).

Pour accélérer l’intervention de ces nouvelles dispositions — délicates à rédiger — un avocat à l'origine de la saisine du Conseil d'État a annoncé son intention de « poursuivre l'État et réclamer des dommages-intérêts pour tous les praticiens sanctionnés à tort ».