Crise sanitaire : « il faut passer d’une culture de la gestion des risques à une culture de compréhension de l’incertitude »

Le 4 juin prochain, les Hospices Civils de Lyon, la Public Factory et la Chaire Transformations de l’action publique de Sciences Po Lyon organisent une journée dédiée au croisement d’expériences sur la crise sanitaire pour les établissements de santé, les soignants et les patients.

Cette journée fait écho aux Rencontres de la chaire du 6 octobre dernier dédiées à « l’action publique face à la pandémie » qui a fait l’objet d’une publication éditée aux éditions Berger-Levrault.

La journée du 4 juin sera également l’occasion de restituer une partie des résultats de l’étude intitulée COPING (pour Covid pandemic institutional management) qui vise à tirer des enseignements de la gestion humaine et institutionnelle de la crise sanitaire par les établissements de santé d’Auvergne-Rhône-Alpes et tenant compte de l’expérience des professionnels de santé.

Pour ce faire, les chercheurs ont tenté d’évaluer le processus de gestion de l’épidémie de Covid-19 par les CHU de la région Auvergne-Rhône-Alpes, et des structures partenaires (autres établissements de santé, ARS, associations de patients…), en termes de points d’amélioration et de bonnes pratiques. Cette évaluation concerne les phases de préparation, de gestion et de sortie de crise.

Propos recueillis par Antoine Cnudde

Publié le

Étudier la crise sanitaire alors qu’elle n’est toujours pas terminée ne doit pas être chose facile, pourriez-vous nous en dire plus sur la méthode adoptée ?

L’étude se focalise sur les deux premières vagues de la crise (jusqu’en décembre 2020).

Plus de deux cents entretiens ont été réalisés dans les quatre CHU de la Région auprès des professionnels de santé, du personnel administratif et logistique, des équipes de direction. Chaque établissement était le pilote de la coordination territoriale de la réponse à la crise, impliquant le secteur sanitaire privé et le secteur médico-social (EHPAD notamment).

Compte tenu de la diversité des acteurs ayant participé à la gestion de crise et du nombre de profils à interroger, il n’a pas été possible de réaliser le retour d'expérience au-delà des CHU. Le colloque du 4 juin vise justement à compléter, par une table ronde puis des ateliers de travail, ce diagnostic avec les autres acteurs concernés (ARS, autres établissements de santé, professionnels libéraux, EHPAD et associations de patients).

Du fait de sa dimension systémique inédite, cette crise impose le regard croisé de plusieurs disciplines (santé publique, sciences de gestion, etc.) en conservant un regard pragmatique. Le constat que nous faisons est que les concepts et modèles mobilisés ont été finalement proches même s’ils n’avaient pas les mêmes noms. À cet égard, la multidisciplinarité n’a pas été compliquée à mettre en œuvre et finalement elle a apporté une complémentarité précieuse en termes de savoirs expérientiels.

Pouvez-vous nous présenter les grandes lignes des premiers enseignements tirés de cette étude ?

Nous retenons surtout un enseignement principal : notre grande maîtrise de la gestion des risques comporte encore un angle mort majeur. En effet, nous restons aveugles à l’incertitude, aux situations qui n’ont pas été anticipées, parce que jugées non réalistes. Nous étions prêts pour faire face à une catastrophe industrielle majeure, à un attentat terroriste de grande ampleur, mais pas pour une crise de cette durée qui touche l’intégralité du territoire national.

Le système de santé a montré à la fois sa résilience (il ne s’est pas effondré) et sa fragilité (il a fallu déprogrammer un grand nombre d’activités avec des risques de perte de chance pour les patients). La centralisation de l’organisation à la française a montré à la fois ses limites (il a fallu que les ARS et les directions d’établissement lâchent prise et laissent en grande partie les professionnels de terrain s’organiser par eux-mêmes pour gérer la crise) et sa force (pilotage au niveau national de l’évacuation des malades, organisation de l’approvisionnement en matériel selon les urgences).

La faille principale est peut-être, à tous les niveaux, l’absence d’une culture de l’incertitude débouchant sur l’humilité d’accepter que l’on ne contrôle pas tout, que l’on ne connaît pas tout, ce qui permet de développer une posture de veille opérationnelle, d’apprentissage en continu et une culture de l’expérimentation.

L’objectif de notre étude est d’abord, très modestement, de mettre en avant les innovations organisationnelles mises en œuvre dans les établissements et d’expliquer de façon scientifique (et c’est là que les sciences de gestion aident) pourquoi cela a marché. C’est une première étape si l’on veut faire évoluer l’organisation. C’est aussi un moyen d’apporter des arguments pour que les établissements négocient des changements de relation avec les tutelles.

Plus spécifiquement, que révèle cette étude sur les aspects spécifiques de gestion des ressources humaines dans les établissements de santé ?

Sans entrer dans les détails qui nécessiteraient une autre interview, listons quelques mots-clés qui seront développés lors de nos échanges du 4 juin :

  • mobilisation vs absentéisme ;
  • gestion du temps de travail et des heures supplémentaires ;
  • management et télétravail ;
  • mise en œuvre rapide de l’innovation (télémédecine, etc.) ;
  • mobilisation de l’expertise par les cadres dirigeants et association des professionnels du soin pour la prise de décision ;
  • importance du travail en équipe ;
  • nécessité de trouver les clés d’attractivité et de recrutement dans une période où nous anticipons un abandon du métier par de nombreux paramédicaux.

Dans un point de vue plus prospectif, cette étude laisse entendre qu’il s’agit désormais de développer une conscience de la dimension écosystémique des problèmes, de développer la capacité à répondre à ce type de problèmes donc à développer cette culture de l’expérimentation qui considère l’erreur comme un paramètre du processus d’apprentissage.

L’enjeu est de nuancer notre culture de la « gestion des risques » par une culture de « compréhension de l’incertitude » qui implique un mode d’organisation plus collaboratif, avec plus d’autonomie donnée aux personnels, mais aussi plus de responsabilités.