Quatre questions à... Jean-François Mattei

Propos recueillis par Véronique Forsse

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1. Vous avez préfacé l’ouvrage Les groupements hospitaliers de territoire – Un moyen de l’organisation de l’offre de santé aux éditions Berger-Levrault. Vous écrivez : « les GHT semblent toujours au milieu du gué, la mise en œuvre laisse encore passablement à désirer. » Que voulez-vous dire ?

Certaines conditions ne sont pas vraiment remplies pour la mise en œuvre réussie des Groupements hospitaliers de territoire (GHT) :

  • le projet médical doit être partagé par tous, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ; il y a, chez la plupart des acteurs concernés, une volonté d’autonomie, un besoin d’individualité et un esprit de chapelle persistant (c’est un fait connu : déjà la mise en place des pôles hospitaliers s’était heurtée aux chapelles des services) qui freinent l’évolution ;
  • dans « GHT », il y a le « T » de territoire. Or aujourd’hui les territoires des GHT ne sont pas bien définis, ils ressemblent à un décalque d’organisations administratives. Or ce qu’il faut constituer, ce sont des territoires de vie qui tiennent compte des réalités géographiques et locales, notamment dans les départements ruraux ;
  • il faut regrouper toutes les forces sanitaires vives, et pour cela associer le secteur public et le secteur privé, sans aucun a priori. L’offre territoriale doit être coordonnée et partagée, il n’est pas normal que les GHT ne concernent que le secteur public ;
  • enfin, toute innovation doit être accompagnée de la définition de critères obligatoires de qualité et de sécurité, et de la mise en place d’une évaluation rigoureuse et régulière pour ajuster en fonction des exigences. Or aujourd’hui il n’y a pas d’évaluation, pas de possibilité d’ajuster les actions au fur et à mesure.

Cependant, il ne faut pas s’alarmer. D’une façon générale, toute innovation suscite hésitation et méfiance avant adaptation et changement de comportement.

2. Comment concilier les visions complémentaires des praticiens et des gestionnaires ?

Les accords entre gestionnaires et praticiens ont été conclus et signés en 2004, alors que j’étais ministre de la Santé. Ils rassemblaient les syndicats hospitaliers, les conférences de Commissions médicales d’établissement (CME) des Centres hospitaliers Universitaires (CHU) et la conférence de la CME des hôpitaux généraux, la conférence de directeurs généraux (DG) de CHU et la conférence des DG des hôpitaux généraux : tous ces partenaires étaient d’accord et avaient signé.

Or, peu après on est revenu à la case départ avec un seul patron à l’hôpital, le directeur d’hôpital, et tout est à recommencer. Récemment, dans un rapport, l’Académie de médecine a bien indiqué qu’il fallait deux directions : un directeur administratif et financier et un directeur médical, qui auraient pour devoir de s’entendre. Leurs visions sont complémentaires, chacun pouvant comprendre, admettre et partager la vision de l’autre. Aujourd’hui ça ne se fait pas, c’est dommage.

3. Quelles solutions préconisez-vous pour lutter contre les déserts médicaux ? Faut-il former davantage de professionnels ? Privilégier les nouvelles technologies ?

La réponse ne viendra pas de la formation. Le problème n’est pas un problème de quantité (nous avons plus de médecins, rapportés à la population totale, que dans les pays qui nous entourent) ni un problème de qualité (nos médecins sont très bien formés).

Il s’agit d’ailleurs moins de déserts médicaux que de déserts tout-court, de zones désertées par les services publics ; comment un médecin peut-il s’installer s’il n’y a pas d’école, pas de poste, pas de pharmacie ? L’État doit avoir la volonté de revitaliser ces lieux.

Il s’agit, en outre, d’un problème de répartition et de partage des tâches :

  • On peut tenter d’attirer de jeunes médecins pour des périodes déterminées : 1, 2 ou 3 ans ;
  • On peut utiliser les nouvelles technologies, avec la téléconsultation par exemple ;
  • On peut développer les consultations avancées ou consultations secondaires, comme elles se pratiquaient après la guerre : le praticien allait assurer une permanence dans un cabinet médical éloigné. On pourrait imaginer garantir la présence d’un médecin sur le terrain chaque jour ;
  • Il faut impliquer davantage les infirmières de pratiques avancées, qui ont de nouvelles compétences et pratiquer la délégation de compétences ;
  • Il faut développer les hôpitaux locaux pour les besoins médicaux les plus immédiats.

On n’obtiendra rien par la contrainte. La réponse est plurielle.

4. Vous avez mené une réflexion approfondie sur la question de l’éthique en santé. Diriez-vous qu’elle est en retrait ou en progression ? Pourquoi ?

Si l’éthique se développe, l’enseignement de l’éthique est encore très insuffisant ; il faut le développer tout au long du cursus en se fondant sur la casuistique, qui consiste à raisonner à partir de cas concrets. Il faut, de plus, coupler l’enseignement de l’éthique à l’enseignement des sciences sociales, notamment à la sociologie. En effet, l’éthique d’aujourd’hui est prise entre l’évolution des progrès technoscientifiques et l’évolution sociétale.

Ce qu’elle recherche, c’est la « vie bonne, pour chacun, avec les autres, dans une société juste » (Paul Ricœur). Mais elle est dépendante de l’idée que la société se fait de la dignité de la personne. Elle est à géométrie variable selon les pays, les références, les modes de vie et les philosophies en vogue.

Aujourd’hui, elle s’aventure sur des terrains nouveaux et elle s’efforce de tenir le cap.